Coronavirus, bilan carbone, tourisme de masse…faut-il arrêter de voyager?
A l’heure où le Ministère des Affaires Etrangères appelle à « différer ses déplacements à l’étranger » pour enrayer la contamination au Covid-19, mes envies de bouger se retrouvent confrontées à l’actualité. Ne serait-il pas raisonnable, après tout, d’arrêter définitivement de voyager?
La crise majeure provoquée par l’apparition du virus à couronne n’est pas seulement économique et sanitaire. Ajoutée aux facteurs climatiques et environnementaux, elle devient aussi sociétale car elle interroge nos rapports avec le monde en général. Avec autrui, qu’on ne doit plus toucher, dont il faut se tenir à un mètre, qu’il vaut mieux éviter. Qu’on va finir par associer à une menace. Et avec le monde dans sa globalité, dans lequel il nous est désormais conseillé de ne plus circuler. Le confinement physique risque bien d’étriquer notre mental, et de nous rendre comme ces chats d’appartements qui, ayant grandi enfermés, n’ont pas conscience de dehors. Et en ont peur, alors qu’il s’agit à l’origine de leur milieu naturel.
Sommes nous en sécurité chez nous plus qu’ailleurs? J’en doute, à l’heure de la mondialisation. C’est pourtant le message envoyé par les instances politiques. J’ai pour ma part tendance à penser que nous sommes un village global. Nous ne sommes ni plus, ni moins en sécurité à Rennes qu’à Wuhan, car nous sommes interconnectés.
Une chose est sûre cependant: il est temps, plus que temps, de repenser notre rapport au monde, donc au voyage. Car la vie n’est après tout que cela: un voyage initiatique, dont nous devons inventer le chemin jusqu’à l’issue connue d’avance.
Nous apprenons à nous percevoir comme des menaces potentielles envers nos semblables que nous risquons de contaminer. Envers les lieux que nous visitons, abîmés par la surfréquentation. Envers la planète, qu’on épuise en existant. Pourtant depuis que l’homme existe, il a toujours migré, c’est-à- dire voyagé.
Pourquoi faudrait-il arrêter de voyager en 2020?
- Pour éviter de rencontrer « Covid », pour réduire son bilan carbone, pour préserver la beauté des sites naturels et des destinations de rêves (Voir à ce propos mon article « Tourisme de masse, fléau des destinations grand public ).
- Parce que maintenant quand on dit « mobile », on pense crime ou téléphone, et non déplacement.
- Parce que certains lieux sont tellement instagrammés, filmés, médiatisés, qu’une fois sur place on a déjà l’impression de les connaitre à force de les avoir vus sur écrans ou dans des magazines. L’abondance d’informations est le pire des spoilers, et fait de nous des avatars blasés mutilés de leur capacité de désir.
- Pour arrêter d’entretenir l’industrie touristique. Certes, notre argent d’occidentaux pseudo-nantis est un apport bienvenu pour les locaux. C’est valable autant aux antipodes que dans une station balnéaire de Bretagne. Mais le problème des voyages organisés est la forme de racket qu’ils institutionnalisent, sous forme de commissions versées par les commerçants aux organisateurs. Et la majorité des emplois liés au tourisme est précaire, sous payée, saisonnière. Elle ne permet pas aux employés du secteur de vivre correctement grâce à leur seul salaire.
- Parce que l’Intelligence Artificielle veille sur nous… Face aux attentes croissantes en matière de sécurité des vacanciers, et aux besoins de préservation des sites hyper fréquentés, la technologie s’adapte. Il existe maintenant des visites virtuelles de lieux touristiques. Grâce à des lunettes 3D et des capteurs haptiques qui ajoutent l’expérience sensorielle à la vision, plus besoin de décoller de son clic-clac pour découvrir l’Acropole ou le Louvre. Comme dans Matrix ou Avatar…Yeah.
- Pour être politiquement correct. Ne pas être celui/celle par qui le mal arrive. Vous savez, celui avec sa « gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec »(hommage à Georges Moustaki ). Après les réfugiés, après les roms, après les migrants, haro sur les vanlifers, les backpackers, les marins, les nomades digitaux, les enfants de Kerouac, les esprits autonomes, les êtres en mouvement. Que transportent-ils donc dans leurs bagages légers? Quel virus propagent-ils, au travers de leur dérangeante autonomie, de leurs facultés d’adaptation ? Bientôt le temps viendra où il ne fera pas bon être un routard. Ou plutôt: où il fera ENCORE MOINS BON être un routard. Logique, dans le monde du traçage numérique. (A ce propos, lisez donc Les Furtifs du génial Alain Damasio- Vous trouverez des détails dans ma page lecture).
Peut-on envisager de continuer le voyage?
Quand le « Coronard » aura gagné tous les continents, quand il ne restera rien des splendeurs naturelles d’aujourd’hui, quand il fera 40°C à Reykjavik et qu’il n’existera plus que quatre espèces animales sur la Terre et deux de végétaux, bref quand l’humanité aura rempli avec zèle sa mission apocalyptique, y aura-t-il encore un intérêt à voyager? Je crois que oui. Parce que même lorsque tout est démoli, il a toujours, malgré tout, quelque chose à découvrir, à explorer. Ce qui est démoli, c’est notre monde tel qu’on le connait. Ça fait peur. Ça ne signifie pas qu’il ne reste rien. Mais que ce qui reste, ou ce qui se présente, nous est inconnu. Alors allons voir!
Et dans le monde d’aujourd’hui, celui de l’Italie en quarantaine et de l’interdiction des rassemblements de plus de mille personnes? Bien sûr, je ne conseille à personne de boucler sa Samsonite pour demain. Moi-même, je diffère mon envie d’un petit tour à Bruxelles. Pour l’instant. Si ça s’éternise, je me garde la liberté d’aviser.
Par contre, la réduction de mon champ de mouvements me fait prendre conscience de la valeur variable de mes voyages.
Il y a ceux, minoritaires, que j’ai faits par pur divertissement.
Comme avec la majorité des biens consommables faciles d’accès, j’en ai gardé peu de traces. Sitôt accomplis, sitôt relégués en dossiers photos jamais visionnés sur mon PC. Vous savez, ces vacances prises pour se changer les idées, pour couper du boulot sans se ruiner. Pas cher, qui passent le temps, super pour revenir bronzée et pétasser devant les copines pendant une soirée mojito. Ceux dans lesquels je n’étais pas plus investie que pour un après-midi de lèche vitrine. Attitude lamentable d’européenne nantie inconsciente de ses privilèges, eh oui, mea culpa.
Il y a ceux, plus nombreux, accomplis en solo, carnet en poche, œil aux aguets, préparés à l’avance, encore plus fantasmés qu’un amant interdit.
Ils m’ont appris à me connaitre autant que les ruelles des pays visités. Mes préférés, dont je suis rentrée comblée, respirant la confiance et l’ouverture d’esprit. Un tour de Bretagne à pieds, l’Irlande dans ma Kangoo transformée en camping car, l’Ecosse en stop. De vrais bols d’oxygène, qui m’en ont mis plein les mirettes et m’ont appris à m’affranchir de ma timidité.
Et aussi un ou deux qui furent, en vérité, des fuites.
Après une rupture amoureuse, j’ai arpenté la moitié de la France en Juillet pendant la canicule. Un jour où je me sentais seule, j’ai accepté l’invitation d’un garçon pour partir en Tunisie. Partir m’a dépaysée, les nouveaux paysages ont balayé mes déprimes. Je me suis crue guérie, mais les retours furent implacables. La douleur du rejet, la peur du vide, mises à distance le temps du séjour, m’attendaient patiemment à la maison. Rien de grave, on s’est regardé entre quatre-z-yeux, j’ai traversé mes petites épreuves. Et surtout j’ai compris que prendre la clé des champs n’ouvre jamais la porte de l’apaisement.
Quoiqu’il en soit, qualitatif ou pas, chaque voyage qu’il m’a été donné de vivre m’a enrichie de la conscience que d’autres mondes que le mien existent. Comme l’art, comme la littérature, voyager nous expose à la pluralité des pensées, des cultures, des esthétismes, des identités. Cela nous offre un plus vaste réservoir de références pour nous construire en tant qu’individu.
Aujourd’hui, cependant, il est temps de repenser notre façon de voyager.
Tout d’abord parce que le voyage n’est pas une destination mais un état d’esprit.
Inutile de partir à l’autre bout du monde pour se dépayser. Se déplacer à pieds ou en vélo dans sa ville, visiter les monuments proches de chez nous, visiter un quartier à deux blocs du notre, l’aventure est aussi au coin de la rue. Oscar Wilde disait « La beauté est dans l’œil de celui qui regarde« . Il en va de même pour l’exotisme. Essayer de cultiver son « esprit de voyageur », de regarder notre quotidien avec l’œil d’un candide, nous apportera autant que deux semaines aux Maldives pour peu d’être créatif. Appareil photo en bandoulière, ou carnet de croquis dans la poche, mille trésors à nos pieds veulent qu’on les découvre.
Mais si on veut partir quand même, si l’appel du large s’impose, il devient impératif de donner sens à ces départs. Partir pour partir devient l’équivalent de laisser couler l’eau du robinet quand on se lave les dents. Un gaspillage indécent de ressources précieuses.
Pour ma part, j’ai décidé:
- De partir moins souvent, plus longtemps, pour éviter le syndrome de la voyageuse désabusée. Ça a son charme dans les Corto Maltese (voir ma fiche lecture), dans la vraie vie c’est moins tentant. Je veux rester en appétance de découvertes.
- De préférer autant que possible les transports autres que l’avion. Empreinte carbone oblige. Et parce que les trajets sont à mes yeux une partie intégrante de l’expérience du voyage. Train, bateau, bus, randonnée, vélo, voiture (quoi que), polluent moins, et ils offrent des possibilités de rencontres, d’imprévus, de détours infiniment plus nombreux que l’avion.
- De choisir des destinations qui sortent des sentiers battus. Pour éviter la foule, pour lutter à mon échelle contre la dégradation des hauts-lieux touristiques. Parce qu’elles sont préservées de la disneysation, et que c’est toujours en dehors des sentiers balisés qu’on fait les véritables rencontres. Paradoxal pour une blogueuse voyage de prôner l’antipopulaire? Au contraire! J’espère que mes articles vous donnerons envie de faire de même. D’oublier les recommandations de vos applis smartphone. De prendre vous aussi les chemins de traverse, de faire confiance à vos envies et à votre feeling pour vos choix de vacances.
- De choisir mes hébergements et activités en faisant attention à leur impact sur l’environnement. Oui à l’atelier filage de laine en Mongolie qui contribue à financer un petit éleveur, non à la croisière en Antarctique qui dénature faune et flore endogènes.
- De continuer à emporter stylos, carnets, feutres, en plus de l’appareil photo. Tenir un carnet de voyage est un passe-temps génial. On immortalise nos expériences tout en entretenant (ou développant) notre créativité. Retranscrire ce qu’on vit au jour le jour, par l’écriture et le dessin, nous apporte une conscience accrue des événements, mais aussi des détails. On perçoit plus en profondeur et en finesse, notre attention s’affûte quand elle devient traqueuse d’histoires. Pendant le voyage, c’est un excellent moyen d’occuper les moments d’attentes de trains, bus, etc, les soirées en solo. Le cliché veut que le dessin facilite le contact. J’avoue ne pas me sentir assez sûre de mes talents pour oser le faire à découvert. Je dessine en clandestine, à l’abri des regards indiscrets, juste pour le plaisir de la pratique. Je ne les expose pas, mais les consulter une fois rentrée me transporte à nouveau dans l’émotion de leur esquisse.
- De partir en mode digital détox. Un smartphone, pour garder le lien, et basta. La high tech est une des sources les plus polluantes pour la planète, et c’est pénible d’avoir en permanence à se soucier des batteries ou des spots de connexion wifi. Je préfère vivre mes expériences à fond, et les raconter après dans mon carnet ou dans mon blog. Tant pis pour Instagramm. Tant pis pour l’instantané. C’est le durable qui compte. En général, la qualité y gagne. Ça vaut pour les contenus web, pour l’environnement et pour les relations, je crois.
En conclusion
L’actualité de mars 2020 est finalement une aubaine pour revoir des questions de fond, dont les modes de déplacements font partie. Faut-il cesser définitivement de bouger alors que la mondialisation est notre norme? Ou mettre en place à grande échelle des solutions adaptées aux besoins environnementaux et humains? Faut-il arrêter de voyager, ou arrêter de se voiler la face sur notre façon de traiter la planète et ses peuples? Il revient à chacun de nous de prendre ses résolutions, à son échelle.
Arrêter de voyager, continuer de voyager, peu importe finalement. Car dans le fond, l’aventure c’est au loin ou tout près. C’est également l’Autre, notre voisin, notre conjoint, notre parent, l’inconnu. Cet étranger dont le mystère nous inquiète, ou nous attire, en fonction de ce que nous projetons de nous-même sur lui.
Merci au sociologue Rodolphe Christin d’avoir nourri mes réflexions avec son ouvrage Manuel de l’antitourisme.
Et vous, allez-vous continuer ou arrêter de voyager? N’hésitez pas à partager votre opinion en commentaire.